Analyse algorithmique des données judiciaires : de l’aide à la décision à la justice prédictive

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18/10/2017
Tech&droit - Start-up, Intelligence artificielle, Données

Se retrouver dans la masse des données judiciaires mises à disposition, les hiérarchiser et en tirer des informations, tel est l’objectif des legal tech qui se sont lancées sur le marché de la justice dite prédictive. Ces start-up ambitionnent ainsi d’aider l’ensemble de professionnels du droit à définir une stratégie précontentieuse ou contentieuse, à analyser leurs risques et à provisionner les dépenses, le tout dans un objectif de déjudiciarisation. Le point avec Alexandre Chéronnet, co-fondateur de Predictice (1), et Mahé Giraux, Customer Success Manager chez Predictice.
« Les juristes et les entreprises prennent aujourd’hui des décisions basées sur l’anecdo-nnée » écrit Mark Lemley, professeur à l’Université de droit de Stanford. L’explosion de la quantité de données liées à l’activité juridique et judiciaire et le développement de technologies de pointe permettant de les traiter et de les analyser sont en train de transformer les usages et les pratiques.

S’il est aujourd’hui minoritaire dans le paysage global de la legal tech, le segment de l’aide à la décision est l’un de ceux dont la croissance est la plus forte et qui présente le plus fort potentiel de valeur ajoutée pour les professionnels du droit.
Après un rapide travail de définition des termes techniques utilisés et un aperçu des services aujourd’hui disponibles, la plus-value concrète que ces nouveaux outils offrent aux praticiens du droit par rapport aux solutions de recherche classiques, sera mise en lumière.
 
Travail sémantique de définition
Le concept de justice prédictive, et le traitement des données juridiques par la legal tech en règle générale, ouvre aujourd’hui un incroyable champ des possibles pour les praticiens. Mais avant d’approfondir le sujet des usages actuels et à venir, un travail de définition des termes techniques les plus employés (bien souvent anglo-saxons) s’impose.
 
Legal analytics.- La pratique émergente de l’analyse de données juridiques (plus connue à travers son anglicisme « legal analytics ») peut se définir comme la détection, l’extraction et le traitement automatisés d’informations contenues dans les ressources juridiques au sens large. Ces dernières comprennent de manière non-exhaustive les décisions de justice, les textes législatifs et réglementaires et dans une moindre mesure la production documentaire "interne" des professionnels du droit (consultation, mémorandums, actes de procédure, contrats, etc.).

L’analyse de ces données doit permettre de mettre en lumière des informations jusque-là difficilement détectables dans la masse et d’identifier des comportement et tendances récurrents chez certains individus (juges ou avocats), certaines organisations (parties, juridictions, entreprises ou cabinets) ou dans certains contentieux.
 
Machine learning.- L'apprentissage automatique (en anglais « machine learning »), champ d'étude de l'intelligence artificielle avec laquelle il se confond parfois dans le discours adressé au grand public, concerne la conception, l'analyse, le développement et l'implémentation de méthodes permettant à un programme informatique d'évoluer par un processus systématique et, ainsi, de remplir des tâches problématiques pour des programmes plus classiques.

Parmi les cas d’usage d'apprentissage automatique celui de la classification est particulièrement parlant. Il s’agit d’étiqueter chaque donnée en l'associant à une classe. Appliqué au domaine juridique, cela consiste à “apprendre” à un programme algorithmique à reconnaître dans un document les éléments textuels qui correspondent à un élément de fait ou de droit précis, dans le but d’établir une classification précise et intelligente des ressources juridiques.

Ces technologies permettent une amélioration rapide et significative des outils de traitement et d’analyse des données juridiques, par une compréhension sémantique plus fine et plus poussée.
 
Open-data judiciaire. - Sans données… pas d’analyse de données !
L’accès public aux décisions de justice sur internet est prévu par le droit français depuis plus d’une dizaine d’années mais cet accès reste aujourd’hui largement limité et incomplet.

En effet, les justiciables n’ont aujourd’hui accès qu’aux décisions des hautes juridictions (dans leur quasi-totalité), ainsi qu’à une sélection d’arrêts rendus par les juridictions de second degré. Le volume de décisions de première instance accessibles est infime.

Depuis septembre 2015, ces jeux de décisions ont été ouverts et sont désormais disponibles sur data.gouv.fr en open data et réutilisables. L’adoption de la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 (JO 8 oct.) pour une République numérique, dite loi Lemaire, est ensuite venue pérenniser cette politique d’ouverture et d’accessibilité accrues mais son décret d’application, annoncé pour mi-novembre, est toujours attendu.

S’agissant des données jurisprudentielles, la loi précitée consacre un véritable changement de paradigme. Ses articles 20 et 21 disposent en effet que la totalité des décisions de premier et second degrés seront mises à disposition en open data sous réserve de l’impératif de protection des données à caractère personnel.

Dans les années à venir, les professionnels du droit connaîtront donc une explosion du nombre de décisions de justice à leur disposition (sans doute près de deux millions par an), d’où la nécessité de développer des outils d’analyse des données pertinents pour traiter cette masse d’informations, de les entraîner à proposer des analyses toujours plus précises et ainsi d’améliorer la granularité des résultats statistiques.
 
Aperçu du marché américain
Le paysage anglo-saxon de l’analyse de données juridiques et de l’aide à la décision à destination des professionnels du droit est plus divers et plus mature que celui de l’Hexagone. Cette avance, dont disposent notamment les États-Unis, nous incite à suivre l’évolution de ce marché d’un œil attentif.

L’étude d’un échantillon de ces sociétés de legal analytics peut déjà nous permettre de comprendre leur positionnement et d’entamer une classification des services proposés.

La société Lex Machina, pionnière de l’analyse de données juridiques, initialement spécialisée dans le contentieux lié à la propriété intellectuelle et aujourd’hui généraliste, utilisait dans un premier temps les données publiques des juridictions américaines pour détecter et fournir à ses utilisateurs des informations quantitatives à forte valeur ajoutée concernant les contentieux liés aux marques et aux brevets. Lex Machina utilise désormais les données de l’éditeur juridique américain Lexis Nexis, et ce depuis son rachat en 2015.

Connu pour avoir entrepris de numériser le fonds de décision de la Harvard Law School, le projet de la société Ravel Law s’est pour sa part orienté vers l’analyse des éléments de langage et des références-citations utilisés par les juges américains dans la construction de leurs argumentations. La collaboration avec la célèbre faculté de droit illustre l’importance cruciale, aux États-Unis comme en France, de la question de l’accès aux données brutes (les décisions de justice) pour le développement de ces projets technologiques.

La société Gavelytics propose une approche davantage centrée sur la détection des tendances et des comportements individuels des magistrats américains dans la prise de décision juridictionnelle, comme en témoigne d’ailleurs son slogan : “All judges have tendencies, Gavelytics identifies them”.

Enfin, la plateforme Premonition s’est quant à elle orientée vers l’analyse des performances des conseils juridiques en publiant un classement des cabinets d’avocats contentieux britanniques fondé sur leur taux de succès devant la chambre commerciale de la Haute cour d'Angleterre et du Pays de Galles.

À noter que ce rapide aperçu global des solutions d’analyse et d’aide à la décision existantes, qui connaissent un engouement grandissant en France sous l'appellation d’outils de “justice prédictive”, sera largement complété et structuré dans une étude à paraître au début de l’été 2018, menée par un groupe de travail de la clinique de l’École de Droit de Sciences Po Paris, sous la direction de Christophe Jamin.
 
Les apports pour les professionnels
Les outils d’analyse des données juridiques et d’aide à la décision utilisent aujourd’hui les informations extraites de la jurisprudence pour proposer le calcul du taux de succès d’une demande, l’évaluation du montant des indemnités associées, ou encore pour identifier des moyens de fait ou de droit ayant eu une influence sur la prise de décision juridictionnelle.

Les professionnels du droit, en fonction de leurs spécialités et activités, en ont naturellement des usages différents.

L’aide à la définition d’une stratégie précontentieuse ou contentieuse. - Les outils d’aide à la prise de décision peuvent désormais servir de point de départ à une analyse qui, effectuée en amont de la prise de décision stratégique concernant l’opportunité d’une action, vient accompagner le travail de l’avocat.

Il ne s’agit plus de récupérer des données brutes mais de l’information déjà traitée et hiérarchisée, afin d'optimiser une stratégie précontentieuse ou contentieuse.

En utilisant ces informations en complément de son expérience et de la lecture de la doctrine, l’avocat peut ainsi automatiser le travail d’analyse des données disponibles, tâche extrêmement chronophage, pour se concentrer sur la définition des choix stratégiques. Ainsi délesté d’une partie du travail de lecture de la jurisprudence, l’avocat est plus à même de consacrer son expertise à la fourniture d’une prestation individualisée qui s’articule véritablement autour des problématiques juridiques propres à chaque affaire.

En ce sens, les outils d’analyse de données semblent devoir être vécus comme l’opportunité de recentrer l’activité de l’avocat sur son cœur de métier : l’évaluation de toutes les dimensions du dossier et la proposition réfléchie d’un choix argumenté à son client prenant en compte une multitude de paramètres ; intérêts économiques et financiers, situation personnelle et sociale des clients, perception des responsabilités, volonté de faire juger une question de principe, etc.
Les outils d’aide à la décision proposent une aide dans la définition de cette stratégie. Cette aide statistique fondée sur des chiffres peut permettre :
  • D’obtenir un premier aperçu clair des enjeux d’un litige en offrant la possibilité à l’avocat de consulter les demandes les plus récurrentes dans des contentieux similaires et en comparant leurs taux de succès. À ce titre, l’aide statistique peut, notamment dans des cas où le choix du fondement de l’action est délicat, fournir un éclairage précieux sur l’opportunité d’une action ;
  • D’identifier des éléments de droit ou de faits susceptibles d’avoir une influence positive ou négative sur la prise de décision juridictionnelle et ainsi de réorienter ou conforter l’avocat dans les choix qu’il aurait effectué en partant de sa propre expérience sans avoir recours à ce genre d’outils ;
  • De chiffrer le risque encouru par le client en lui communiquant une information chiffrée, à laquelle il sera bien souvent plus réceptif qu’à une analyse purement juridique, lui permettant par exemple de provisionner de manière rationnelle et précise un montant estimé.
 
L’aide à la déjudiciarisation. - En fournissant des informations quantifiées, notamment financières, relatives à l’issue d’une procédure judiciaire, les services d’aide à la décision sont également des instruments de promotion des modes alternatifs de règlement des litiges.

Lorsque deux parties s’opposent dans le cadre d’un litige, la principale difficulté qui les pousse à solliciter l’aide du juge pour trancher leur différend réside souvent dans une asymétrie d’informations. Cette asymétrie ne tient pas tant à la nature des informations afférentes au litige, mais plutôt à l’interprétation que font chacune des parties de ces informations.

Un travail d'objectivation par les parties est alors nécessaire pour les faire parvenir à un accord amiable, leur permettant d’éviter un long contentieux judiciaire avec sa part d’aléa et les coûts qu’il induit. Les outils d’analyse qui se développent aujourd’hui proposent de réduire cette asymétrie d’informations, grâce à des résultats chiffrés, utilisables dans le cadre d’une négociation, d’une transaction, d’un arbitrage ou d’une médiation pour asseoir des arguments.

À la poursuite d’un objectif de déjudiciarisation, les assureurs de protection juridique, qui ont déjà mis en place de nouvelles méthodes de règlement des conflits, censées minimiser le recours au contentieux, ont identifié le potentiel des services d’aide à la décision. Plusieurs assureurs français s’appuient aujourd’hui sur les analyses chiffrées générées par les algorithmes pour mieux conseiller et orienter leurs assurés et ainsi favoriser la recherche d’une issue amiable, très souvent moins laborieuse et moins coûteuse.

Les premiers résultats sont probants et démontrent que les assurances de protection juridique utilisant ce type d’outils parviennent à conduire plus de 75 % de leurs litiges vers une issue amiable (Étude réalisée par Predictice, sur un panel d’utilisateurs assureurs de protection juridique). Force est de constater que l’assuré accorde donc une importance particulière à la statistique, là où un argumentaire fondé sur quelques jurisprudences éparses échoue bien souvent à le convaincre de renoncer à une action contentieuse. En complément de l’argumentaire du juriste, la fourniture d’informations chiffrées peut ainsi, lorsque les chances de succès d’une action en justice sont faibles, permettre l’évitement du contentieux, mais également la réduction des frais de procédure et des frais externes, l’accélération du temps de traitement du dossier, et l’amélioration de la relation assureur-assuré.

L’aide à l’analyse des risques et à l’équilibrage des dépenses. - Si les processus de gestion et d’analyse des risques se sont largement développés au regard de la judiciarisation des différends, c’est parce qu’un risque juridique mal géré peut considérablement nuire à l’entreprise, sur le plan de sa réputation, et sur le plan pénal et financier.
Dès lors, la mise en place d’une cartographie des risques juridiques apparaît comme une solution indispensable pour traiter et anticiper ces dangers. En tant que gestionnaire attitré du contentieux en entreprise, le directeur juridique voit ses fonctions prendre de l'ampleur et c’est à lui que revient la tâche d'établir une véritable stratégie interne pour l'anticiper, l'évaluer et mieux le piloter.

L'anticipation des contentieux par les directeurs juridiques est cruciale pour les directions générales, d’autant que, comme en témoigne la cartographie 2016 des directions juridiques (Cabinet Lexqi Conseil, juin 2016), 58 % des responsables juridiques d’entreprises sont aussi chargés de la gestion des risques et des assurances.

Dans ce cadre, le recours à des outils d’analyse de données peut avoir deux fonctions principales : apprécier le risque contentieux (et ainsi mieux provisionner les dépenses) et quantifier de manière rationnelle la valeur ajoutée des conseils externes pour mieux évaluer des prestations des avocats ou autres professionnels sollicités. Concrètement, la quantification de la valeur ajoutée des conseils externes passe par une analyse comparative de l'expérience et des taux de succès des différents cabinets d’avocats sur une même thématique juridique.

En ce sens, les outils analytiques permettent, en procédant à une appréciation précise du risque contentieux, de préparer une trésorerie, de mieux provisionner les dépenses liées aux litiges et de faire valoir auprès des dirigeants un budget équilibré.
 
Opportunités et perspectives sur le marché français
Les services d’aide à la décision présentent des opportunités infinies de développement grâce à l'apprentissage automatique des modèles qui va démultiplier la valeur ajoutée de ces outils.

L’open data judiciaire, rendu possible par la loi Lemaire, ouvre de nouvelles perspectives et l’explosion du nombre de données va permettre de développer des fonctionnalités d’analyse des données de plus en plus précises et, ainsi, d’augmenter la fiabilité et la granularité des résultats.

La mise à disposition et l’utilisation de toutes ces décisions représentent un véritable défi. Pour que les outils s’améliorent, la qualité des bases de données et leur exhaustivité sont absolument fondamentales.

Enfin et parallèlement, pour que ces solutions d’aide à la décision gagnent davantage en performance et en efficacité et répondent au mieux aux besoins des cabinets, des compagnies d’assurance et des directions juridiques d’entreprise, il est nécessaire que les professionnels du droit se les approprient rapidement et prennent part à leur évolution en vue d’influencer leur développement, le tout dans une logique de co-innovation entre sociétés de technologie et acteurs du monde du droit.

(1) Predictice est partenaire de Wolters Kluwer France, société éditrice du site Actualités du droit.
Source : Actualités du droit